Le cinéma est né avec le documentaire. "L’Arrivée du train en gare de la Ciotat" et "Sortie des usines", des frères Lumière, en sont la preuve. Le cinéma algérien, apparu bien plus tard, dans les années 50, a lui aussi pris naissance avec le documentaire. Les quelques films réalisés par les nôtres à Tunis, à partir de 1956, avec des images tournées dans les maquis de notre guerre de libération, confirment à leur tour cette origine du cinéma. Il nous faut cependant nuancer le propos et préciser que les frères Lumière avaient tout compris dès le début, puisqu’aux images documentaires ils avaient ajouté des images de fiction. C’est ainsi que dans "Sortie des usines", nous constatons que certains personnages défilent à plusieurs reprises devant la caméra.
Le film documentaire, outre cette origine et cette paternité confirmées, représente à nos yeux l’intelligence, le courage et la créativité dans le monde du septième art. Pour appuyer notre point de vue, nous rappellerons combien l’histoire du cinéma mondial est marquée par l’existence de films documentaires de haute valeur. Nul besoin ici d'en citer la liste. Il suffit de souligner le fait que, pour tout cinéaste de talent, la règle principale qui fait un grand film est sa proximité à la vérité, donc au documentaire. Lorsque nous parlons de vérité, nous ne faisons pas de confusion et nous nous démarquons de la mystification et de la fétichisation du "vérisme". Le cinéaste, en effet, construit et crée son film documentaire comme une œuvre artistique. Nos rares cinéastes ainsi que nos rares films dans ce genre peuvent confirmer ce fait. Nous n'évoquerons dans ce qui suit que les films produits et réalisés dans notre pays.
Commençons par "L’aube des damnés" (1966) d’Ahmed Rachdi, avec l’aide conséquente de René Vauthier. Ce film documentaire long métrage, que nous aimons qualifier d’éditorial, trace le chemin et dit la voie. Des images vraies et terribles, tirées des archives du monde entier, nous donnent à voir et à ressentir pendant deux heures environ combien la libération des peuples est indispensable et combien la liberté de l’homme est essentielle. Réalisée de façon classique, c’est-à-dire à la façon des frères Lumière, puisqu’Ahmed Rachedi introduit des éléments de fiction (nous reconnaissons par exemple Sid-Ahmed Agoumi à l’écran), cette œuvre nous dit comment, pas à pas, une création cinématographique peut aboutir au vrai. Le commentaire épique de Mouloud Mammeri y apporte de surcroît une dimension poétique et humaine.
Peu après, Ahmed Lalem avec son court-métrage, intelligemment intitulé "Elles" (1967), assure le relais pour confirmer toutes les potentialités et la richesse du film documentaire. Ce premier film d’un jeune réalisateur prend à contre-pied les discours officiels sur l’école et sur la femme et énonce, de façon prémonitoire, l'échec des politiques suivies.
Bien plus tard (1978) Brahim Tsaki, cinéaste poète, va nous donner ce fabuleux film en trois volets qui a pour titre générique Les enfants du vent. C’est dans le premier volet, intitulé La boite dans le désert, que Brahim, toujours en respect de la démarche et de la manière des grands documentalistes (Djamel, un enfant artiste et artisan, y interprète un rôle conçu par le réalisateur), donne la pleine mesure de son talent pour nous alerter sur le risque de perdre nos enfants, aussi sensibles et intelligents soient-ils.
C’est enfin Azzedine Meddour, génie trop tôt disparu, qui nous comblera en nous apportant satisfaction et plaisir avec son inoubliable "Combien je vous aime". Meddour est un enfant de la grande école du film documentaire soviétique qui avait à sa tête le légendaire Michael Romm, auteur du mythique "Le fascisme ordinaire" (film documentaire de 4 heures que toute cinémathèque au monde, digne de ce nom, possède dans ses archives). En faisant appel au dramaturge et immense comédien Abdelkader Alloula, et en utilisant d'anciennes images tirées de kilomètres et kilomètres d’archives filmées qu'il avait visionnées, Meddour nous offre une leçon. Il fera la démonstration que le film documentaire nous donne la possibilité de traiter efficacement de l’histoire, de la société et de la politique avec humour et sarcasme. Il signe là une œuvre majeure qui sera, nous l’espérons, restaurée, réhabilitée et mise à la disposition de tous.
Terminons par Assia Djebar, cette grande dame qui fit une courte irruption dans le monde du cinéma. Elle saura dire par ses deux films, comme elle l'a fait par ses écrits, tout ce en quoi elle croit et tout ce qu’elle aime. Les titres de ses films, par leur poésie et leur majesté, portent déjà la marque de l'artiste qu'elle est : "La nouba des femmes du mont Chenoua" pour le premier, "La zerda ou les chants de l’oubli" pour le second. Ces films nous prennent par la main pour nous faire découvrir, pas à pas, le monde et la vie de populations oubliées et abandonnées, le monde des femmes aujourd’hui, celui des Algériens pendant la colonisation. Pour son second film, Assia a eu l’immense patience et la grande intelligence d'aller aux archives "Pathé" visionner, elle aussi, les kilomètres de pellicules que les cinéastes coloniaux ont filmés chez nous et qu’ils n’ont jamais osé montrer. Ces images non utilisées (cataloguées "NU" et il faut prononcer ici nus) en disent long et vrai sur tout ce qu’a subi notre peuple durant 130 ans.
Au terme de l'évocation de ces quelques films documentaires, qui sont ceux que nous aimons vraiment, nous sommes amenés à nous poser quelques questions, parmi lesquelles :
- Pourquoi si peu de films documentaires de qualité en 50 ans ?
- Pourquoi des sujets importants, des sujets vitaux n’ont pas été abordés par la majorité de nos cinéastes ?
- Pourquoi réduire l’importance d’un film dit documentaire en le comparant au film dit de fiction ?
Notre opinion est simple et claire. Elle découle de l’histoire du cinéma, ici et ailleurs : cet art majeur, cet art populaire, que les jeunes apprécient tant, fait peur aux gens de pouvoir et à leurs zélateurs, car il permet à l’homme de connaître et d’aimer la liberté.
Boudjemaâ Karèche