mercredi 13 février 2008

L'autre pardon


- Vous avez suivi la visite de Sarkozy en Algérie ?
- Oui, un peu. Comme ça. Sans plus, ya kho [mon frère].
- Vous avez quel âge ?
- Moi, 26 ans. Nacer, 27 ans, et Lies, 27 ans aussi.
Nous avons le même âge à peu près.
- Qu'est-ce que vous pensez de la France qui ne veut pas demander pardon officiellement ?
- Moi, sincèrement rien.
- Pourtant, mon grand-père maternel est mort pendant la guerre, dit Nacer. Il a été tué par l'armée française dans les maquis de Kabylie. Il y a même sa photo dans un livre d'histoire que nous gardons précieusement à la maison.
- Et tu ne veux pas que la France demande pardon, alors que ton grand-père a été tué pendant la guerre ?
- Ça va me rapporter quoi que la France demande pardon?
- C'est quand même important non ? plus d'un siècle de colonisation.
- Oui, sûrement. Mais je m'en fous. On sait tout ça. C'est toujours la même histoire. La guerre. Le pardon. La colonisation. Y en a marre.
- Ta mère ne doit pas s'en foutre, elle.
- Là où elle est, je pense que si. Ma mère est morte de chagrin, en 1998. Elle n'a pas supporté la mort de mon frère.
- Ton frère est mort en 1998 ?
- Non, en 1995. Il a été tué dans l'explosion de la bombe du boulevard Amirouche.
- C'était un policier ?
- Non, un chômeur. Il passait par-là seulement. Lui aussi victime de la guerre.
- Une autre guerre ?
- Oui, mais guerre quand même. Nous avons l'âge de la guerre. Nous sommes les enfants de la guerre. Le reste, c'est de la politique. Ça nous dépasse. C'est du khorti [foutaise].
- Quel pardon aamou [tonton]? me dit Lies. On est dans notre trou et toi tu viens nous parler du pardon de la France. Moi, je n'ai pas connu cette période. Je ne connais ni la France coloniale ni la France tout court. J'ai demandé plusieurs fois le visa, mais walou [rien]. Refusé à chaque fois. Je ne suis jamais sorti d'Alger.
- Moi, je veux que la France me demande pardon, parce qu'elle m'a refusé le visa plusieurs fois. Ça oui, dit Nacer, d'un air moqueur. En plus, je ne voulais même pas rester en France, moi je voulais aller à Londres, ya kho [mon frère]! Mais ma ketbatch [Ce n'est pas mon destin]! Une prochaine fois peut-être.
- Donc, vous, le pardon officiel de la France, vous vous en moquez ?
- Oui. Totalement. Tu peux l'écrire, tu peux le dire même à Bouteflika de ma part. Dis-lui, Nacer, de la rue Meissonnier, s'en fout du pardon. Voilà.
- Et pourquoi tu t'énerves ? On discute seulement.
- C'est quoi cette discussion, ya kho [mon frère]? Pardon de la France. Tu te moques de nous ? Dans ce cas-là, l'Algérie doit me demander pardon aussi.
- Pourquoi l'Algérie ?
- Pour tout ce qu'elle m'a fait. Pour toutes les humiliations.
- Ce n'est pas la même chose tout de même ? On parle de colonisation ici ? «Isstiimar» ?
- Kif kif. Pour moi, l'Algérie m'a colonisé aussi. Elle m'a humilié. Barkana [y'en a marre].
- Je vais vous dire aamou [tonton]. on est d'accord avec toi. La France doit demander pardon. Mais Nacer a raison aussi. L'Algérie aussi doit nous demander pardon. Tous ils doivent nous demander pardon. C'est vrai. La caisse de Sécurité sociale doit demander pardon. Le service des impôts doit demander pardon. Le GIA [Groupe Islamique Armé]doit demander pardon. Les démocrates doivent demander pardon. Les islamistes. Les militaires. La poste. Les chauffeurs de bus de l'ETUSA [RATP algéroise], renchérit Lies. Oui, les chauffeurs de l'ETUSA, la SNTF [SNCF algéroise]doit demander pardon, les maires doivent demander pardon, la télévision doit nous demander pardon.
- Vous exagérerez ?
- On n'exagère pas aamou [tonton]? C'est ça la vérité. Moi, la France, je m'en fous. C'est de la politique. C'est du business. Son pardon ne m'intéresse pas. Il intéresse el kiyada (les dirigeants), il intéresse les historiens peut-être mais pas moi.
- Vous, c'est donc le pardon de l'Algérie que vous exigez maintenant ?
- Oui. Yarham echikh [pour l'amour du paternel], écris-le dans ton journal ? C'est quel journal en fait ?
- La Tribune.
- La Tribune, alors écris, pas de censure, d'accord, que les jeunes de Meissonnier veulent le pardon de l'Algérie, pas de la France. dis à Bouteflika qu'on veut le pardon de tous les Premiers ministres qui sont passés depuis l'indépendance, dis-lui qu'on veut le pardon des walis, des commissaires de police, de la sécurité militaire, des juges, des procureurs.
- Des entraîneurs de l'équipe nationale de football aussi, dit Lies.
- Oui, khouya Lies, j'ai oublié les entraîneurs. Et même des joueurs. Rajoute-le. N'aie pas peur, on est avec toi.
- D'accord. Je vais l'écrire.
- Ça sort quand ton article ?
- Jeudi.
- D'accord, jeudi on achète le journal et on va voir ça. Mon frère, dites la vérité seulement. On veut le pardon de l'Algérie d'abord. La France, c'est une autre histoire.

S A S
Chronique de Sid Ahmed Semiane